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Pour une Sécurité sociale de l’alimentation
Avec Mathieu Dalmais, le 10 janvier 2022
Présentation de l’intervenant
Mathieu travaille en ce moment pour InPact national sur l’accès à l’alimentation pour aider les groupes (structures nationales et locales) à prendre en main ces enjeux. Il contribue notamment à notre lettre d’info qui parle prioritairement d’accès à l’alimentation. Il est bénévole à la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) après avoir été salarié sur ces questions pour la Fadear et la Conf’.
Intervention
La SSA n’est pas une finalité en soi mais en lien avec les questions agricoles.
C’est un outil pour porter une démocratie alimentaire devant deux constats :
-un système agricole bloqué dans le productivisme et
-le non-respect du droit à l’alimentation (accès digne à une alimentation choisie).
La SSA est un travail collectif de réflexion sur la démocratisation de l’alimentation et de l’agriculture. Le projet est posé dans l’espace public pour créer le débat et militer pour le droit à l’alimentation.
Blocage du système alimentaire :
-902 € de salaire médian pour les agri et problèmes de qualité de travail et de rémunération
-des inquiétudes sur le changement climatique, la santé des agri et des consommateurs·rices.
Les consommateurs·rices sont surresponsabilisé·es par un État qui ne souhaite pas mettre en place une agriculture correspondant à la demande sociale. Les débats publics ne servent pas à faire évoluer sensiblement les politiques agricoles.
Notre choix est très limité par l’offre déjà là alors que les outils pour orienter l’agriculture sont ailleurs (ex : Safer). Nous refusons aussi cette idée car ce serait un vote censitaire, avec 40 % de personnes qui ne choisissent par leur alimentation, dépendant d’autres dépenses contraintes (loyer, dépenses valorisées socialement et qui permettent de faire partie de la société ou de se faire un peu plaisir). Le résultat est une dualisation des modèles agricoles : une agriculture industrielle qui se vante de donner à manger à tou·tes et une agriculture alternative plus chère qui est une niche prise d’assaut par nombre de nouveaux acteurs (start-up circuit court, bio industriel), en concurrence avec les paysan·nes.
On a besoin de changer de politiques agricoles pour en adopter de plus durables et pour cela il faut les coupler aux politiques alimentaires (sinon le marché s’organisera pour répondre aux demandes par flux d’importations et d’exportations). La production doit répondre à la demande, et la demande alimentaire se faire en connaissance de cause de ce qu’il est possible de produire localement. Tout le monde a accès et tout le monde décide, c’est la démocratisation alimentaire (contre le marché qui s’organise autour de prix moins-disant et de demande solvables).
Le concept de démocratie alimentaire a été travaillé par des chercheurs·ses comme Dominique Paturel. Le droit à l’alimentation est apparu dans la déclaration des Nations unies en 1948 puis en 1966 par un autre texte. Les premières définitions parlent d’échapper à la faim. On en est encore là en France avec l’aide alimentaire : remplir les ventres. Mais le droit à l’alimentation est autre chose et répond à d’autres besoins que physiologiques : « accès digne à une alimentation choisie » pour résumer les critères culturels et les choix individuels. Ce droit est adopté en 2001 internationalement, la France l’a ratifié mais son aide alimentaire n’est qu’une défiscalisation de la surproduction agricole industrielle.
L’aide alimentaire est un pis-aller pour les personnes qui y sont contraintes ou s’engagent par solidarité mais il nous faut lutter en amont contre les causes de cette situation : les pauvres n’ont pas à être la variable d’ajustement contre le gaspillage alimentaire, ce qui est profondément indigne. Même si les associations font des efforts pour améliorer l’aide alimentaire de base, elle reste de faible qualité. 5,5 millions de Français·es étaient contraint·es à l’aide alimentaire avant le Covid mais depuis lors 7 ou 8 selon les chiffres (22 % des foyers en 2017 selon l’Anses). La loi Garot contre le gaspillage a donné un chèque en blanc aux filières gaspilleuses, qui défiscalisent leur surproduction. C’est l’équivalent d’un rachat public de cette surproduction.
Bénédicte Bonzi parle à ce sujet de violences alimentaires dans le non-respect du droit à l’alimentation qui apparaît dans l’aide alimentaire. Cette anthropologue a décrit aux Restos du cœur la surresponsabilisation des personnes (coupables de leur obésité, mauvaise santé) alors qu’elles sont de fait mal nourries par les aliments qu’on leur impose et même les bénévoles en souffrent.
Le Réseau Civam, en lançant le projet Accessible, a souhaité s’adresser au problème plus en amont : interdiction de la surproduction (quotas) et accès de tou·tes à une alimentation choisie. On retrouve les deux enjeux, agricole et alimentaire.
La SSA propose d’instituer une démocratie alimentaire avec un dispositif particulier. D’autres dispositifs ont été écartés comme celui de service public de l’alimentation ou d’alimentation gratuite : l’État devient le seul acheteur mais quid de l’autonomie des agriculteurs·rices, de la démocratisation de l’alimentation (qui pourrait ne toujours pas répondre à notre demande). Il y a aussi l’idée d’augmenter le revenu des gens (revenu universel, augmentation du Smic). Mais la SSA est un autre type d’augmentation de facto des revenus. Le budget est sanctuarisé sur l’alimentation :
-pour éviter la récupération de ces augmentations (éviter les aides pour le logement récupérées dans les loyers) et
-pour en faire une question collective et non individuelle,
-pour orienter la production agricole et qu’elle réponde à la demande.
Le Réseau Salariat (Bernard Friot) a apporté l’idée de s’inspirer de la Sécurité sociale de 1946 à 1967 : c’est un exemple de contrôle démocratique de la production de soins. C’est une démarche pragmatique fondée sur trois piliers qui a réussi à équiper la France en offre de soins, pour améliorer la santé (trente ans d’espérance de vie) avec de l’argent socialisé pris sur les salaires, de chacun·e selon ses moyens, à chacun·e selon ses besoins.
Les trois piliers :
-universalité : 150 € par personne, pas que les pauvres, pour acheter des produits conventionnés
-financée par cotisation sociale : c’est une augmentation des revenus les plus faibles (la Sécurité sociale a été indépendante de l’État, son détricotage a mis soixante-dix ans), cela empêche à la source la production des inégalités,
-conventionnement : des caisses locales de conventionnement posent des critères sociaux et environnementaux et orientent la production, tirage au sort des personnes ou sélection du type CESE (personnalités de la société civile), éducation populaire autour des enjeux alimentaires et agricoles.
Débat
Mathieu : Contre cette politique de l’offre segmentée (selon la qualité, entre autres), on fait une politique de la demande. C’est une opposition franche, comment aborder une guerre entre les deux modèles ? Les citoyen·nes s’organisent : Amap, supermarché coopératif. Mais il faut taper plus fort et créer de nouveaux marchés. La pub serait remplacée par l’éducation populaire. Et cela pousserait à la transformation du monde agricole par structuration de la demande. Le monde agricole est hyper réactif. Créer des marchés rémunérateurs l’orienterait, cela permettrait la sortie du système indus et l’entrée de nouveaux paysan·nes. Le tout soutenu par les citoyen·nes.
Mathieu : L’idée que les membres d’un groupe de conventionnement local orientent leurs choix vers des produits industriels et ultra-transformés fait peur mais de ce qu’on sait des attentes des plus pauvres et ce à quoi mène une réflexion de qualité (ex de la Convention citoyenne sur le climat), on a des raisons de croire que les produits de qualité, locaux ou non, seront privilégiés. On peut aussi s’asseoir sur des expert·es mais c’est technocratique, peu démocratique et soumis aux logiques d’État, comme la SS de santé. La durabilité du système est assurée par l’organisation démocratique du conventionnement. Avoir du pouvoir crée de l’éducation, fait monter en compétences plus que s’appuyer sur un groupe de personnes « éclairées ». Les avancées écologiques ne fonctionnent pas si elles ne sont pas acceptées socialement, c’est une dimension importante de la durabilité. L’expertise a sa place mais au service d’un choix démocratique. Mélanger une sélection de type CESE avec des personnes tirées au sort peut équilibrer le dispositif.
Mathieu : Probablement que ce mode d’agriculture demandera 7 millions de paysan·nes. L’attrait pour un métier tient à sa reconnaissance sociale et économique (ex des médecins longtemps dévalorisés en Chine). Si cela change, on aura plus de vocations.
Mathieu : En montagne, la production est extensive mais les zones peu peuplées. Les productions peuvent s’harmoniser entre régions pour que tout le monde ait accès à des huîtres et du comté et que ces productions soient réparties, y compris par des quotas. C’est un travail démocratique local, proche de la population, mais on ne mangera pas que local. Ce qui est conventionné peut venir d’ailleurs, y compris le café et les bananes, sur les mêmes principes de transformation agricole. Les circuits courts ne peuvent pas être une privatisation des produits les plus vertueux par certains groupes sociaux.
Mathieu : Il est intéressant d’imaginer comment on peut s’organiser autrement. Ça ne peut fonctionner que si on y réfléchit. On grignote tous les jours de l’autonomie dans nos pratiques, il faut pousser la logique plus loin sans attendre le grand soir. Avec 150 € mensuels, on socialise la moitié de la production française, sans interdire le reste. Chacun·e continue à manger comme il ou elle l’entend mais on pourra socialiser toujours plus. C’est compatible avec le capitalisme mais non récupérable (pas de capital rémunéré), on met ça à l’abri de la grande distribution et des banques. Tous nos outils peuvent entrer dans ce cadre (voir les fermes TdL). Le régime de Sécurité sociale de 1948 à 1959, même détricoté, assure encore au XXIe siècle un des meilleurs systèmes de santé au monde.
Mathieu : La question des alternatives et du changement social est pour tout le monde. Je peux déjà y répondre en tant qu’animateur d’InPact. Exemple d’une formation InPact 37 en octobre avec gros travail de l’Adear qui avait beaucoup mobilisé avec d’autres personnes (nos réseaux et le public d’un centre social).
Jean-Claude, membre du collectif SSA : On doit accepter de parler de son impuissance en public, même si ce n’est pas facile, pour y changer quelque chose. La Sécu est arrivée à un moment inattendu. Pour qu’un rapport de force s’installe, nous devons proposer des choses aussi fortes que ça, pas des petites alternatives. Des propositions de grande ampleur. Tout le monde a envie de manger comme nous, à quelques exceptions près. On doit laisser s’exprimer le désir de cette alimentation, plus saine et moins motorisée. Pour y répondre, il faudra installer plusieurs millions de paysan·nes pour que ce ne soit pas le bagne. Sinon les paysan·nes mourront en route de travailler 70 heures par semaine, comme mes collègues pionnier·es. Derrière, il faut une société de paysan·nes, 8 millions de personnes à produire ! C’est un gros changement, des petites surfaces, l’auto-alimentation. On doit avoir ce projet près pour quand le rapport de force changera. Et ça, ce n’est pas nos petits réseaux qui le feront. Pour qu’il y ait insurrection il faut, avant, un mouvement social. C’est sans doute à cette émergence que nous devons nous consacrer. La SSA est un levain pour un tel mouvement. Il faut travailler dans les centres sociaux, c’est extraordinaire, de rencontrer les gens de classe populaire ! Quand on se fait confiance et qu’on arrête de se regarder le nombril, on reprend espoir !
Mathieu : Ravi d’apprendre que TdL s’intéresse à la SSA, après Réseau Civam, l’Atelier paysan et le Miramap. Peut-être InPact en tant que tel ? On travaille à un manifeste au sein d’InPact national, suite à une formation en septembre nous avons décidé de nous positionner politiquement sur l’alimentation et la transformation de notre système agricole. Il y a de la place dans le groupe de travail sur l’alimentation.
Références
Où va l’argent des pauvres ? de Denis Colombi. Sortir de notre regard sur la pauvreté.
Quand la misère chasse la pauvreté et La Puissance des pauvres de Madjid Rahnema et Jean Robert
Celle qui nous colle aux bottes de Marine de Francqueville
Terre et Liberté d’Aurélien Berlan